L’Europe à Bruxelles: on efface tout et on recommence?

Le 30 septembre dernier, le président de la Commission européenne, Romano Prodi, s’interrogeait dans la presse belge : “Qu’est-ce que cela veut dire être la capitale de l’Europe ? J’ai posé la question mais je n’ai pas de réponses satisfaisantes”.

Le lendemain – quel timing! –,le Premier ministre, Guy Verhofstadt, et le Ministre-Président de la Région bruxelloise, Daniel Ducarme, lui répondaient en chœur en dévoilant publiquement leur “Concept urbanistique global pour le quartier européen à Bruxelles”, soit un plan particulièrement ambitieux comprenant 133 propositions censées faire de Bruxelles une véritable capitale européenne.

Depuis lors, les propositions se multiplient : le secteur de l’immobilier propose de faire du quartier européen la 20ème commune de Bruxelles. Une proposition qui fait hurler certains et en sourire d’autres, mais qui n’est pas sans rappeler celle faite très sérieusement par Louis Tobback, lors qu’il était ministre de l’Intérieur, à savoir de transformer toute la Région bruxelloise en une sorte de Washington DC. Dans le même ordre d’idées, d’aucuns plaident en faveur d’un régime particulier pour les projets européens : les demandes de permis suivraient un circuit particulier pour leur faire gagner du temps.

Ces propositions ont toutes un point commun : elles font du quartier européen une espèce de zone franche, hors normes, où devrait prévaloir un régime d’exception, ce au motif que l’Europe à Bruxelles est une raison d’Etat. De fait, c’est un peu ce type de régime qui a présidé au développement urbanistique des institutions européennes à Bruxelles. On se souviendra, par exemple, qu’au moment de sa construction, le futur Parlement européen était officiellement un Centre International de Congrès : la Belgique ne pouvait, en effet, reconnaître publiquement qu’elle faisait construire un hémicycle destiné à abriter le futur Parlement alors que le siège n’avait pas encore été attribué.

Blast from the past
This article first appeared in January 2004 issue of leuropeennedebruxelles.com.

Il s’agissait en réalité de coiffer les Français sur le poteau et de concurrencer Strasbourg en prenant une longueur d’avance. On rappellera aussi que les parkings de la Commission furent longtemps exploités sans aucun permis. Ou encore que les 40.000 m² de logements promis en compensation des bureaux du Parlement européen n’ont toujours pas été construits. Mais il n’y a pas que le régime juridique qui est hors normes dans le quartier européen. C’est aussi le cas du développement spatial des institutions européennes.

Alors que la Région bruxelloise s’est dotée de plans et de règlements qui visent à assurer la mixité des activités, le respect du tissu urbain, la protection du patrimoine et la requalifi cation de l’espace public, dans le quartier Schuman-Léopold, on a fait tout le contraire. Résultat : un quartier de bureaux aux allures staliniennes, érigé sur les ruines de quartiers jadis habités, traversé d’autoroutes urbaines et désert après 5 heures du soir.

Est-on bien sûr, dès lors, que la solution est d’institutionnaliser ce régime d’exception, au risque de continuer à faire du quartier européen un camp retranché. Ne faut-il pas plutôt faire exactement le contraire : réussir à intégrer l’Europe dans la Ville? Bien entendu, tout le monde plaide pour la deuxième branche de l’alternative. Et pourtant, jusqu’à présent, c’est la première qui a été mise en œuvre. Pourquoi? Jusqu’il y a peu, nous disions: l’échec du quartier européen est dû a l’absence de plan global, à l’absence de concertation entre les nombreux acteurs concernés et, enfi n, à l’absence de moyens opérationnels pour mettre en œuvre les projets. Toutes choses qu’on trouve désormais dans le plan Verhofstad-Ducarme, mais qu’on trouvait déjà dans les “Axes directeurs” de François-Xavier de Donnéa, qui datent de 2003, et le “Schéma directeur” d’Isabelle Durant, qui date de 2002. Sans oublier “l’Etude Espace Bruxelles-Europe” de Jean-Louis
Thys, qui date de 1988 et dont les conclusions furent approuvées par la Région sous l’égide successive de François-Xavier de Donnéa, de Philippe Moureaux et de Charles Picqué. Excusez du peu.Et pourtant, rien n’a changé.

Serait-ce alors la volonté politique qui fait défaut ? Ou bien plutôt, cette volonté n’est-elle pas assortie d’un véritable diagnostic des échecs du passé dont, par conséquent, on n’a pas tiré tous les enseignements ? A vouloir toujours tout réinventer, on passe à côté de l’essentiel. Au risque de passer pour mesquins, il n’est pas inutile de se pencher sur le passé. Certains incurables optimistes nous diront sans doute que du passé, il faut faire table rase, et qu’il est temps aujourd’hui de setourner vers l’avenir. C’est ce que disent en général les dictateurs, qui veulent effacer l’histoire pour mieux la réinventer.

Cela étant, soyons beaux joueurs : MM. Verhofstad et Ducarme nous font l’honneur de nous demander notre avis ; donnons-le leur. Et sur tout, ne leur rappelons pas qu’avec nos collègues du Parlement bruxellois, nous avons travaillé une année entière sur ce dossier en commission de l’Aménagement du territoire et fait voter à l’unanimité une résolution y relative ; ce serait mesquin.

Car il s’agit d’être constructif, n’est-ce pas ! Alors, pourquoi rappeler la longue liste des engagements pris naguère et qui n’ont jamais été respectés? Comme, par exemple, celui de réaliser des logements sur le terrain vague à l’angle de la rue Belliard et de la chaussée d’Etterbeek, face au Parc Léopold et à l’ancienne chapelle Van Maerlant ? Un terrain occupé actuellement par un vaste parking en plein air et sur lequel le “Concept urbanistique global pour le quartier européen” propose de réaliser un centre culturel européen qu’on pourrait parfaitement réaliser ailleurs. Pourquoi redire une fois encore que la chaussée d’Etterbeek, dont tout le monde veut à juste titre faire l’axe structurant du quartier, est bordée de terrains qui appartiennent aux pouvoirs publics fédéraux et régionaux, qui les ont abandonnés depuis plus de dix ans, et qu’il n’est nul besoin d’un plan pour y reconstruire des logements, des commerces et les équipements dont le quartier manque cruellement?

Pourquoi marteler sans cesse qu’un plan pour le quartier européen doit impérativement faire l’objet d’une concertation de tous les acteurs concernés – et ils sont nombreux : trois communes, la Région, l’Etat fédéral, le Parlement européen, la Commission, et tant d’autres encore ? Si ce n’est pour dénoncer le fait que le “Concept urbanistique global pour le quartier européen” n’a pas été soumis au Parlement européen ni davantage aux Communes ? Car, voyez-vous, ces gens là ont la susceptibilité mal placée : lorsqu’on ne les consulte pas, ils se montrent peu collaborant. Et tant qu’à faire, si la volonté est de faire revenir des habitants dans ce quartier, on pourrait déjà prévoir de faire une vraie enquête publique permettant à ceux qui y habitent encore de donner leur avis en bonne et due forme.

Et pourquoi tourner en dérision cette excellente idée qui consiste à mettre sur pied une cellule opérationnelle chargée de la mise en œuvre du plan, au motif – ça, c’est vraiment petit – qu’elle figurait déjà dans les plans précédents mais qu’elle n’a jamais été mise en oeuvre faute de volonté politique ?

Pourquoi bouder son plaisir lorsqu’on annonce la fi n du chancre situé à front de la place Jourdan, qui va faire place à un hôtel, alors que ce terrain était dévolu au logement en compensation du Centre Borschette construit en dérogation au Plan de secteur ?

Arrêtons-nous là ! Encore que : on pourrait continuer comme ça longtemps. Mais nous avons pitié de vous lecteurs, et surtout, nous ne voudrions pas passer pour mesquins.

D’ailleurs, l’essentiel est dit et tient fi nalement en peu de mots: le passé rattrape toujours ceux qui veulent s’en débarrasser. Car c’est bien là que réside le défaut principal du plan Verhofstad-Ducarme : dans une volonté de faire l’impasse sur les véritables mécanismes à l’œuvre dans le développement du quartier européen depuis une vingtaine d’années. Ainsi, par exemple, l’obsession sécuritaire du Parlement : depuis une quinzaine d’années, le Parlement européen érige dans le quartier Léopold une véritable citadelle en faisant le vide autour d’elle. L’hémicycle a été construit dans un parc et les bureaux audessus du chemin de fer. Le Parlement refuse obstinément des commerces au rez-de-chaussée de ses bureaux à venir. Le futur Musée de l’Europe sera enterré. La future crèche sera inaccessible aux habitants. Quant à l’espace public, il a été progressivement privatisé : la dalle censée relier la rue Belliard et la chaussée de Wavre, d’une part, et la place du Luxembourg et le Parc Léopold, d’autre part, est une esplanade battue par les vents où personne ne circule, hormis les usagers du Parlement et les navetteurs ; les rues adjacentes sont réservées à la circulation du Parlement ; et le tout est bouclé lors d’événements importants.

Et pour comble de tout, les fonctionnaires se plaignent de l’insécurité quand ils sortent de leurs bureaux. Et pour cause, le Parlement est une zone morte. La vie s’est retranchée à l’intérieur de la forteresse européenne où, il est vrai, on trouve de quoi tenir un siège : commerces, restaurants, banques et même une poste, inaccessible au grand public.

Quant à la marge de manœuvre des pouvoirs publics, et particulièrement de la Région bruxelloise qui délivre les permis, elle est étroitement limitée par les acteurs immobiliers privés qui ont progressivement acquis terrains et immeubles et qui sont, par conséquent, devenus d’autant plus incontournables que se sont eux qui fournissent en bureaux les institutions européennes. C’est d’ailleurs une des raisons qui motivent la Commission européenne dans son désir de devenir un acteur à part entière du développement du quartier : ne plus dépendre des immobiliers bruxellois qui ont une fâcheuse tendance à prendre l’Europe pour une vache à lait. Il est vrai que le marché bruxellois des bureaux traverse toutes les crises sans encombre, dopé qu’il est par une demande continue qui fait du quartier européen une rente de situation exceptionnelle. Et pourtant, l’Etat fut un important propriétaire foncier qui aurait pu jouer un rôle fondamental en utilisant ses terrains pour y réaliser des logements, des commerces et des équipements, qu’on aura désormais toutes les peines à réaliser faute de terrains disponibles.

Il est vrai que l’Etat fédéral ne s’est jamais intéressé au quartier européen mais seulement à l’Europe et qu’il a, depuis longtemps, décidé de sacrifi er les quartiers Schuman et Léopold à la fonction administrative. Les rares efforts visant à inverser cette tendance ont toujours été payés du prix fort : les réaménagements de l’espace public et les rénovations des zones fragilisées prévues par l’étude Thys ont eu pour prix le tunnel Cortenberg et des bureaux supplémentaires.

Tout comme aujourd’hui le plan Verhofstad-Ducarme propose un nouveau tunnel et des bureaux supplémentaires, qui ont toutes les chances d’être réalisées, en échange de rénovations qui peutêtre ne verront jamais le jour ! Telles sont quelques unes des véritables conditions de la production de l’espace européen depuis une vingtaine d’années qu’il est vain d’ignorer. Et ce n’est pas un énième plan qui les changera.

Il s’agit donc de faire preuve d’ambition certes – et le plan Verhofstad/Ducarme n’en manque pas – mais il s’agit aussi de faire preuve de réalisme et de pragmatisme, ce dont ledit plan est totalement dénué, lui qui n’est même pas assorti d’un volet fi nancier. En attendant, la seule chose qui pourrait nous convaincre que le plan Verhofstad-Ducarme n’est pas qu’un objet médiatique, ce sont des actes concrets. A commencer par ceux qui ne dépendant que de nous-mêmes, comme la construction de ces fameux logements le long de la chaussée d’Etterbeek sur des terrains que maîtrisent encore les pouvoirs publics.

Par Yaron Pesztat et Denis Grimberghs

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