Aphrodite vaut bien une messe

Quand le gouvernement d’Ankara propose de rouvrir les négociations sur la réunifi cation de l’île de Chypre, ce sont les poupées russes de la diplomatie qui s’emboîtent. L’armée turque semble virer sa cuti et le gouvernement social-musulman de Recep Tayip Erdogan trouver son calendrier. Et les Chypriotes, du sud et du nord confondus, vont devoir s’entendre.

La semaine dernière, le Conseil national de sécurité turc, comprenez les plus hautes autorités civiles et militaires du pays – ou est-ce l’inverse ? – accouchait d’une décision sibylline : la Turquie appelle les parties en présence à Chypre à reprendre le dialogue et propose au Nations Unies de “remplir les blancs” laissés par les négociateurs. En outre, Ankara préconise le recours à un médiateur – non européen de préférence. Exégèse. Prenons le plus simple : le médiateur. Il devrait, pour les Turcs, être non européen. Côté européen, on l’aurait préféré – multilatéralisme oblige – onusien. Mais ne faisons pas la fi ne bouche. Le “patriarche du monde”, comme le dit une source diplomatique turque, a le vent en poupe : va pour l’Américain, qui s’appellerait James Baker. C’est, en tout cas, le nom qui circule, celui de l’ancien secrétaire d’Etat de Georges Bush Senior. Passons à plus compliqué: les fameux “blancs” à remplir. Bien malin, pour qui connaît Chypre, de les discerner, ces blancs. S’agiratil de ces “Chypriotes importés de Turquie” qui donnent de l’urticaire du côté grec? S’agiratil de ce droit au retour des Grecs spoliés de leurs terres côté turc ? Du bicaméralisme? De la parité dans les institutions fédérales chypriotes? Bref, de tous ces points du plan Annan qui permettent, de part et d’autre, de repousser une solution aux calendes chypriotes? Nul ne sait, mais d’une manière ou d’une autre, Ankara se désengage des “détails” et n’attend plus qu’une chose: une solution.

“Nous nous félicitons de ce mouvement”, réagit-on à la Commission. C’est un mouvement, en effet. Pas vraiment dans le chef des autorités politiques en place à Ankara. Depuis deux ans, le gouvernement social-musulman a fait ses calculs: la République turque de Chypre du Nord coûte cher : des millions de dollars injectés dans une économie essouffl ée par un embargo de trente ans. Un contingent de 20 ou 30 mille hommes maintenu à grands frais sur place. Et une hypothèque plus que sérieuse sur les chances d’obtenir une date pour l’ouverture de négociations d’adhésion. La Turquie devait faire un pas, et Romano Prodi, lors de sa visite voici trois semaines à Ankara, l’a bien rappelé.

Restait à convaincre les militaires turcs. Et là – osons le mot – divine surprise, la hiérarchie de l’armée s’est rangée, vendredi dernier, à l’avis des civils. Une source diplomatique turque ose même le suggérer: les militaires turcs ont fait le choix de l’Europe, après des années de valse-hésitation entre le vieux continent et les Etats-Unis. Surtout, dans un parcours parsemés de chausse-trappe, le gouvernement de Recep Erdogan a marqué un point. Cela aussi, dans le bulletin uropéen, cela compte : l’armée turque, aujourd’hui, pèse un peu moins dans la balance.

Côté turc, on a son calendrier. On verrait bien un referendum – celuilà même que le dirigeant chypriote turc, Rauf Denktach, avait refusé l’été dernier… – vers le mois de juin. Une date bien choisie, au moment où la Turquie accueille le sommet de l’Otan. Un moment aussi où la fi ne diplomatie turque saura d’où vient le vent: l’avis de la Commission, prévu pour la fin de l’été, aura peut-être déjà livré quelques-uns de ses secrets. On se couvre.

Blast from the past
This article first appeared in January 2004 issue of leuropeennedebruxelles.com.

Côté Commission, ce calendrier laisse perplexe. A vrai dire, on n’a pas changé la ligne d’un iota : il faut une solution avant l’adhésion de l’île, donc avant le 1 er mai prochain. Après tout, là n’est pas le plus important. Que veulent les Chypriotes eux-mêmes ? Côté nord, côté turc, on a clairement marqué sa volonté : le nouveau Premier ministre Talat est un chaud partisan de la réunifi cation. Et tout autant de l’adhésion. Et même si sa coalition est arrivée au coude à coude avec la formation du “vieux crocodile” Rauf Denktach, il est le révélateur d’un revirement de l’opinion. Au nord, la société civile veut briser l’isolement, comme le prouve le travail remarquable de Chypriotes turcs, en collaboration avec des Chypriotes grecs, pour “traduire” en langage simple le plan de l’Onu. Au sud, il reste à voir si les nationalistes, confi ts dans leur nouvelle “européanité”, ne seront pas tentés d’abuser d’une position de force. Et à l’Europe, il revient aujourd’hui de voir si, quinze ans après sa disparition, elle n’est pas en train d’intégrer un nouveau mur de Berlin.

Frédéric Villon


The author: Michel DEURINCK

Michel Deurinck, born in Brussels in 1950, started his career in the Belgian civil service, dedicating over 30 years to public service. Upon retirement, he pursued his passion for journalism. Transitioning into this new field, he quickly gained recognition for his insightful reporting on politics and culture. Deurinck's balanced and thoughtful approach to journalism has made him a respected figure in Belgian media.

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